Fil d'Ariane
La faim, nouvelle arme de guerre : l'ONU alerte sur un basculement mondial

Ce basculement de plus en plus visible domine aujourd’hui les analyses internationales des conflits armés. Comme l’a résumé lundi la Vice-Secrétaire générale de l’ONU, Amina Mohammed, lors d’un débat au Conseil de sécurité sur la question, « la guerre et la faim sont souvent les deux faces d’une même crise ».
Les conflits actuels n’affament plus par ricochet : ils visent champs, silos, marchés, routes, transformant l’alimentation en levier stratégique. « La nourriture elle-même est devenue une arme », a-t-elle résumé.
Un cercle vicieux : quand la faim prolonge la guerre
Cette logique se retrouve au cœur des crises les plus graves de la planète. Pour Joyce Msuya, haute responsable onusienne sur les questions humanitaires, le lien de causalité n’est plus discutable : « Les crises alimentaires les plus extrêmes au monde, dont les famines dans certaines parties de la bande de Gaza et du Soudan, sont principalement provoquées par les conflits armés et la violence ».
La guerre détruit les capacités de production, interrompt les chaînes d’approvisionnement, fait flamber les prix ; la faim qui en résulte nourrit à son tour les déplacements, les tensions communautaires et les affrontements locaux.
Lorsque l’accès humanitaire est bloqué par des restrictions administratives, des retards délibérés ou des attaques contre les équipes, ce cercle se resserre brutalement. « La faim et la malnutrition augmentent alors», a indiqué Mme Msuya aux membres du Conseil, rappelant que le droit international interdit explicitement d’utiliser la famine comme arme.
L’Afrique au point de rupture
L’Afrique est aujourd’hui le continent où ce constat est le plus visible. « C’est devenu l’épicentre de la faim mondiale », a affirmé Ibrahim Assane Mayaki, envoyé spécial de l’Union africaine (UA) pour les systèmes alimentaires, qui participait également au débat.
Le Soudan en est l’illustration la plus tragique : plus de 25 millions de personnes frappées d'insécurité alimentaire aiguë, dont 800 000 en situation de famine, après des mois de siège et de blocus imposés dans plusieurs régions par les miliciens des Forces de soutien rapides (FSR), notamment au Darfour.
Dans l’est de la République démocratique du Congo, les violences ont pulvérisé les capacités agricoles et les réseaux commerciaux. Dans le Sahel, les États affrontent leur pire crise alimentaire jamais documentée, nourrie par les attaques, les déplacements et les chocs climatiques.
Pour M. Mayaki, ces crises ne se mesurent pas seulement en indicateurs humanitaires, mais en fractures sociales et en affaiblissement durable des États : « Le coût de la faim se mesure en vies brisées, en communautés déracinées et en futurs perdus ». Il appelle à protéger les terres agricoles, les marchés et les points d’eau comme des infrastructures civiles à part entière.
Des famines pourtant prévisibles
La mise en perspective de Máximo Torero Cullen, économiste en chef de l'Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), ajoute une dimension plus inquiétante encore : les famines actuelles étaient prévisibles – et elles ont tout de même eu lieu.
Le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), un groupe d’experts internationaux faisant autorité en la matière, est devenu un outil fiable pour mesurer la gravité de la faim dans le monde. Ses analyses permettent d’identifier les zones à risque et de projeter les scénarios de basculement. Pourtant, au Soudan comme à Gaza, les alertes de l’IPC n’ont pas abouti à des accords humanitaires ni à une pression politique suffisante pour ouvrir des couloirs sécurisés. « Attendre qu’une famine survienne pour agir est beaucoup trop tard », a estimé l’économiste.
Dans les cas du Soudan et de Gaza, les signaux étaient pourtant clairs. La famine n’a pas été subie : elle a été rendue possible.
La sécurité alimentaire, un nouvel enjeu géopolitique
Derrière ces constats, une idée s’impose : la sécurité alimentaire est désormais un indicateur de stabilité internationale. Là où les systèmes agricoles s’effondrent, les États vacillent. Là où la faim est instrumentalisée, les conflits se figent dans la durée.
Pour l’ONU et l’Union africaine, agir ne peut plus se limiter aux distributions de vivres : il faut protéger les infrastructures agricoles, sécuriser les routes, garantir un accès humanitaire réel, et intégrer la dimension alimentaire dans les stratégies de prévention des conflits.
Amina Mohammed l’a résumé par un proverbe issu d’Afrique de l’Est : « Quand les éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre ». Cette « herbe », en 2025, ce sont des millions de civils privés de nourriture, et dont la survie devient un enjeu direct de la conduite de la guerre.