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Le Darfour, nouvel « épicentre mondial de la souffrance humaine »

Des personnes ayant récemment fui les combats à El Fasher et dans les zones environnantes attendent de l'aide à Tawila, dans l'État du Darfour du Nord, à l'ouest du Soudan.
© UNHCR/Mohammed Jalal
Des personnes ayant récemment fui les combats à El Fasher et dans les zones environnantes attendent de l'aide à Tawila, dans l'État du Darfour du Nord, à l'ouest du Soudan.
Après une semaine sur les routes dévastées du Darfour, le chef de l’humanitaire de l’ONU, Tom Fletcher, a dressé lundi un tableau d’une extrême noirceur. Cette région de l’ouest du Soudan serait devenue selon lui « l’épicentre mondial de la souffrance humaine ». Depuis le Tchad, où il se remet d’une visite éprouvante, le Britannique décrit un pays englouti par les violences et la famine, où les entraves à l’aide laissent des centaines de milliers de civils sans refuge ni recours.

La visioconférence avait des allures d’exorcisme. Devant les journalistes rassemblés au siège de l’ONU à New York, M. Fletcher, les traits tirés, raconte son expérience au Darfour. La nuit passée à Golo en compagnie d’agents humanitaires locaux endeuillés, les abris improvisés de Tawila, les files de survivants à Korma, les checkpoints où « des enfants, et non des hommes », tiennent les armes, les survivants dépouillés à chaque passage, parfois battus ou mutilés. Et surtout El Fasher, la capitale du Darfour du Nord, tombée le 27 octobre, après plus de 500 jours de siège, entre les mains des Forces de soutien rapide (FSR).

Depuis avril 2023, ce groupe paramilitaire – issu des anciennes milices janjawids du conflit du Darfour – livre une guerre totale à l’armée soudanaise pour le contrôle du pays. Le conflit, déclenché par la rupture entre le général Abdel Fattah Al-Burhan et le chef des FSR, Mohamed Hamdan Daglo, dit Hemetti, a mis le Soudan à feu et à sang.

Massacres à El Fasher

« El Fasher est, sur la base des témoignages que j’ai entendus, essentiellement une scène de crime », affirme M. Fletcher. Les récits qu’il rapporte – exécutions à caractère ethnique, viols collectifs, enlèvements contre rançon, disparitions d’enfants – correspondent aux éléments documentés ces deux dernières semaines par les agences onusiennes présentes sur place. Ils sont également corroborés par des analyses d’imagerie satellite menées en début de mois par l’université Yale, montrant les traces de massacres de masse dans la ville.

Près de 100 000 personnes ont fui la ville depuis la fin octobre, un exode qui s’ajoute aux 12 millions de déplacés que compte désormais le Soudan, la plus vaste crise de déplacement au monde.

Le chef des affaires humanitaires de l'ONU, Tom Fletcher (de face, au second plan), lors de sa récente visite à Tawila, au Darfour du Nord, dans l'ouest du Soudan.
© UNOCHA
Le chef des affaires humanitaires de l'ONU, Tom Fletcher (de face, au second plan), lors de sa récente visite à Tawila, au Darfour du Nord, dans l'ouest du Soudan.

Des enfants terrorisés, des familles brisées

Les exemples donnés par le responsable humanitaire sont d’une brutalité déchirante. Une femme croisée dans une clinique de Tawila a « vu son mari tué devant elle » avant de s’enfuir en portant le bébé dénutri de sa voisine. À un checkpoint, « elle a eu une jambe brisée », dit-il. « Vous pouvez imaginer le reste ».

La violence sexuelle est omniprésente : « C’est une épidémie », lance-t-il.

Le chef humanitaire évoque aussi ces enfants qui errent seuls après avoir perdu leurs parents, ou qui portent leurs frères et sœurs « sur des dizaines de kilomètres ». 

À Tawila, où plus de 600 000 personnes ont trouvé refuge, il se souvient d’un groupe d’enfants rassemblés devant un abri. L’un d’eux portait un maillot de football anglais. M. Fletcher dit avoir simplement pointé du doigt le logo sur la poitrine du garçon : « Il a reculé, terrorisé ».  Une réaction réflexe, souligne-t-il, « qui en dit long sur ce que ces enfants ont vécu ».

Une famine qui progresse et des hôpitaux épuisés

À la violence s’ajoute une faim dévorante. « Un tiers des personnes arrivant d’El Fasher sont malnutries », indique le responsable. « Et 15 % des enfants de moins de cinq ans souffrent de la forme la plus mortelle de la malnutrition ».

Début novembre, une analyse du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), un groupe d’experts internationaux faisant autorité en la matière, a révélé l’existence d’une famine dans la ville.

Les FSR, qui contrôlent de vastes portions du Darfour, bloquent l’aide dans plusieurs zones. À Tawila ou Korma, les familles dorment sous les arbres et passent plusieurs jours sans nourriture. Les centres de santé, eux, sont débordés : jusqu’à 250 personnes par jour y arrivent avec des blessures de guerre.

Le Kordofan sur la même trajectoire qu’El Fasher

La même mécanique de terreur semble désormais s’emparer du Kordofan voisin, avertit l’ONU. Bombardements, sièges, exodes massifs : le Haut-Commissaire aux droits de l’homme, Volker Türk, décrit un « schéma prévisible » qui rappelle la chute d’El Fasher. Des villes comme Bara et Kadugli, où l’IPC a également déclaré un état de famine, sont déjà encerclées et privées d’aide.

Tom Fletcher le dit sans détour : « Nous devons enquêter sur les atrocités d’El Fasher, mais aussi empêcher les prochaines ».

Des personnes ayant fui le conflit à El Fasher, au Darfour, sont installées dans des abris dans la ville avoisinante de Tawila.
© UNOCHA/Mohamed Elgoni
Des personnes ayant fui le conflit à El Fasher, au Darfour, sont installées dans des abris dans la ville avoisinante de Tawila.

Une aide mondiale à l’agonie

Le responsable humanitaire décrit des équipes épuisées, à l’instar de l’ensemble des opérations humanitaires de l’ONU dans le monde qui, malgré les efforts déployés, avancent presque à huis clos. « Nous n'avons obtenu que 32 % des financements dont nous avons besoin pour 2025 », rappelle-t-il.

Les conséquences sont immédiates pour les pays qui en ont besoin : des convois immobilisés ; des stocks alimentaires qui s’épuisent ; des tentes bloquées en douane ; des hôpitaux fermés ; des zones laissées sans aucun support médical. « Tout ce que nous demandons pour sauver 114 millions de vies représente 1 % de ce que le monde dépense en armements », dit-il.

Au Darfour, l’ONU a toutefois renforcé sa présence : « J’ai rencontré 28 membres de notre personnel à Tawila. C’est un immense progrès par rapport à il y a trois mois ». Mais les dangers restent omniprésents. Un convoi de l’UNICEF a été pris dans une frappe aérienne, un autre dans un incendie de forêt. « Les risques que prennent nos équipes sont constants ».

Un fragile début d’ouverture – et un avertissement

Tom Fletcher affirme avoir obtenu des engagements des FSR comme de l’armée soudanaise pour garantir « un accès total » et « un passage sûr » pour acheminer l’aide. Avant d’entrer au Darfour, il a notamment rencontré le chef de l’armée, Abdel Fattah Al-Burhan, à Port-Soudan, où les autorités se sont repliées pour fuir l’instabilité dans la capitale, Khartoum.

Mais il se garde bien de crier victoire : « Voyons maintenant s’ils tiennent ces engagements. Quand nous serons bloqués, nous le dirons ».

Il appelle les États à limiter les flux d’armes vers le pays, imposer un véritable embargo et soutenir des enquêtes internationales sur les crimes commis. « Il y a peut-être un moment d’opportunité si la communauté internationale est prête à le saisir », estime-t-il.

Sa conclusion tient en une promesse : « Nous allons faire flotter le drapeau bleu aussi près que possible des personnes que nous servons. C’est notre objectif numéro un ».